vendredi 18 mars 2016

Sept mythes sur le whiskey irlandais à oublier pour la Saint-Patrick








Christine Lambert
Boire & manger 17.03.2016


Le 17 mars, pour St. Paddy’s Day, l’humanité se divise en deux camps, dit-on: ceux qui ont la chance d’être irlandais, et ceux qui en rêvent. Seuls les seconds resteront à peu près sobres pour l’occasion: qu’ils en profitent pour réviser ces croyances totalement fausses.


Casks in old warehouse 2 c / Yves Cosentino via Flickr CC License by.


1. Saint-Patrick est un Irlandais qui a inventé le whiskey (et il a été canonisé pour cela)

Non, sérieusement? Patrick, qui ne s’appelait pas Patrick mais sans doute Maewyn Succat, était vraisemblablement anglais. Voire écossais. Ou peut-être gallois. Bref, tout ce qu’on veut mais pas irlandais. Kidnappé à l’âge de 16 ans, il est embarqué sur la verte Erin où on le réduit à l’esclavage. Quand il s’en échappe six ans plus tard, et parvient à rallier la Grande-Bretagne, ce n’est pas pour inventer le whiskey (franchement, qui peut souhaiter qu’un Anglais ait potentiellement créé le whisky, à l’image du vin ou de la bouffe british?), mais pour recevoir une vision lui enjoignant de retourner évangéliser l’Irlande. En 432, il repart s’atteler à cette mission divine, expliquant aux Celtes la sainte Trinité à l’aide d’un trèfle qui deviendra l’emblème de l’île. A défaut d’avoir inventé la distillation alcoolique (qui émergera en Italie sept siècles plus tard), on lui doit peut-être l’ancêtre de la présentation Powerpoint à trois feuilles… Il est en revanche presque certain que le whisky s’est d’abord installé en Irlande avant d’essaimer en Ecosse.
Quand on a aussi peu d’informations fiables sur un sujet, on peut éviter d’en faire tout un paragraphe, me direz-vous. Certes. Mais le doute est l’hommage qu’on doit à la vérité, disait à peu près Ernest Renan. Contentons-nous de jubiler à l’idée qu’un religieux ait pu donner son nom à une journée qui ne se fête guère à l’eau, fût-elle bénite, mais vous encourage au contraire à perdre toute dignité pour finir rond comme une queue de pelle.

2. Le whiskey irlandais n’a jamais rien pesé face à son voisin écossais

Plutôt le contraire. Jusqu’au début du XXe siècle, l’Irlande domine de cent coudées le marché mondial, y compris en Ecosse, où il se vendait trois fois plus de whiskey que de scotch. Plus rond, plus gouleyant, et surtout de qualité plus constante que celle de la gnôle voisine, l’irish est alors largement considéré comme le meilleur whisky. Et puis, les guerres (d’indépendance, civile, mondiale), la Prohibition américaine, l’embargo britannique en rétribution de la sécession irlandaise auront raison de ce fleuron qui disparaît aussi vite qu’une quille de Jameson un jour de Saint-Patrick. Depuis sa résurrection, l’Irlande exporte 52 millions de litres de son nectar… quand l’Ecosse arrose la planète de 335 millions de litres de scotch. Encore un effort!

3. D’ailleurs, le whiskey irlandais est moins bon que le scotch

Ni meilleur ni moins bon, il n’offre pas les mêmes plaisirs. Surtout, bien malin qui peut définir «le» whiskey irlandais (sans doute les mêmes qui sauront cerner avec précision «le» whisky écossais). Trois styles principaux cohabitent sur l’île: les assemblages (le plus gros de la production), les single malts et les single pot still, élaborés avec une partie d’orge non maltée et distillés trois fois.
Et au sein de chacun de ces styles, heureusement, les individualités se détachent. Rien de commun entre le Writer’s Tears de Walsh, qui assemble single malt et single pot still, et les triple blends de Tullamore Dew, qui marient en outre du whisky de grain. Aucune comparaison possible entre le fruité juteux d’un Redbreast et l’élégance racée du Green Spot, bien que tous deux soient des single pot still. Et impossible de rapprocher ces deux single malts, Tyrconnell et Connemara, ne serait-ce que parce que le second est tourbé et pas le premier. Ni meilleur ni moins bon, bien au contraire.

4. Les «Irish» sont toujours distillés trois fois

Sauf quand on s’arrête à deux distillations, comme c’est le cas pour les Tyrconnell, Connemara, Kilbeggan, bref, les whiskeys de Cooley, parfois qualifiés de «scotches irlandais»… Mais il est vrai que, traditionnellement sur l’île verte, le malt est distillé trois fois, contre deux seulement pour la plupart des scotches. C’est ce qui donne aux Irish leur toucher plus léger, plus soyeux en bouche. Les Ecossais se vantent de parvenir au résultat parfais en deux passes, quand leurs voisins ratent misérablement les premières et doivent recommencer une troisième fois. Les Irlandais prétendent que la radinerie légendaire des Highlanders les oblige à ne pas pousser trop loin la perfection. Mais n’entrons pas dans ces débats trop techniques.

5. Sa recette traditionnelle doit beaucoup à la créativité des maîtres assembleurs

Elle doit encore davantage aux percepteurs de la Couronne. Au début du XIXe, les Irlandais prirent au pied de la lettre les encouragements parlementaires à la distillation licite et industrielle en s’équipant de très grands alambics. Mais à partir des années 1850, pour échapper à la lourde taxation qui frappe l’orge maltée, ils prennent l’habitude d’élaborer leurs gnôles avec une large part d’orge non maltée. Le goût du whiskey allait s’en trouver complètement changé, mais ne nous arrêtons pas aux détails triviaux: le pure pot still (ou single pot still) était né. Produit à grande échelle, et donc plus constant en termes de qualité, ce whiskey «traditionnel» irlandais devait conquérir le XIXe siècle. Avant de disparaître avec le reste. Il connaît depuis quelques années un exceptionnel revival qui doit tout à la distillerie Midleton (Pernod-Ricard), d’où sortent les plus beaux (Redbreast, Green Spot, Midleton, Powers…), à côté de l’irish blockbuster Jameson.  

6. Tout le whiskey irlandais sort d’une seule distillerie

C’était presque vrai hier encore. Seule la distillerie Midleton restait d’aplomb après l’âge d’or englouti, et Bushmills en Ulster. Au XXIe siècle, Cooley et Kilbeggan se réveillent et, en 2012, l’Irlande compte quatre distilleries. Depuis, nous assistons à une spectaculaire synergie entre la résurrection du whiskey et la relance du BTP: dix autres sont déjà entrées en production, et onze de plus se construisent ou projettent de le faire, aimantées par une progression des ventes à deux chiffres (+12% en 2015, +200% sur les dix dernières années[1]). Le réveil qu’on attendait plus.

7. Les alambics des nouvelles distilleries produisent des petites merveilles bien plus originales que…

On peut l’espérer. Mais on n’en sait fichtrement rien! Pour l’heure, toutes les marques qui se sont fraîchement équipées d’alambics n’ont pas encore lancé sur le marché leur propre jus –le plus souvent parce qu’il n’a pas atteint les trois ans de maturation exigés par la loi. Les whiskeys de Tullamore Dew, Teeling, Glendalough, Walsh (The Irishman, Writer’s tears) et quelques autres continuent donc à être produits ailleurs en attendant que leurs fûts vieillissent. Patience: il y aura d’autres St Paddy’s à fêter.


1 — Sources: Bord Bia et Irish Whiskey Association

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